lundi 24 septembre 2012

L’hapax legomenon dans le théâtre tragique de Racine, non c'est pas une blague !

Dans la conclusion de son analyse statistique du vocabulaire de Racine, Charles Bernet exprime le désir que son étude fournisse « un point de départ à des recherches plus limitées qui la complèteront ». C’est en partie dans cette perspective que j’ai abordé la question de l’hapax legomenon chez Racine.
Commençons par quelques critères, et par quelques statistiques.
i) J’ai considéré le corpus tragique de Racine exclusivement, sans tenir compte des Plaideurs ou de l’œuvre poétique. Il existe quelques exemples d’hapax (soit 84) dans le théâtre tragique, qui ne mériteraient pas ce statut dans l’ensemble de l’œuvre de Racine, aussi bien qu’une grande proportion d’hapax dans l’œuvre non-tragique, dont une forte occurrence dans Les Plaideurs.
ii) J’ai compris dans les chiffres les variantes (12 exemples d’hapax), y compris celles, relativement plus importantes, de La Thébaïde, Alexandre et Britannicus (7 dans La Thébaïde et Alexandre, et 3 dans Britannicus III, i), ainsi que le prologue d’Esther (9 exemples).
iii) Je n’ai pas considéré comme hapax tout vocable qui existe dans une forme grammaticale particulière, si d’autres formes sont également présentes : ainsi ne sont pas compris rame / rames ou déployé / déployez ; ni même quand la forme grammaticale est différente, ainsi ample / amplement ou arabe / Arabie. En revanche, j’ai considéré comme hapax un vocable dont il existe une autre forme étymologique­ment liée, mais grammaticalement et phonétiquement distincte, ainsi dévotion / dévouer, ou affliction / affliger. Dans une catégorie intermédiaire, j’ai admis comme hapax mûr, sec et rouge, malgré la présence de leur formes verbales, mûrir, sécher et rougir.
Si ces définitions sont admises, il reste, sur les 475 hapax du théâtre tragique cernés par la Concordance, 460 exemples. Ces exemples se subdivisent ainsi en catégories grammaticales :

noms : 269
noms propres : 95

noms communs : 174,
dont concrets : 121 / abstraits : 53
verbes : 128
formes verbales : 94

formes adjectivales : 34
adjectifs : 57

autres : 6.

De plus grands raffinements de définition seraient certes possibles, mais le but de ces chiffres est l’interprétation, et c’est dans cette perspective qu’ils seront utilisés
D’autres statistiques sont tout de suite frappantes, dont je tirerai des remarques plus étendues. D’abord, que les trois dernières pièces ont de très loin les occurrences d’hapax les plus importantes (Phèdre, 87 ; Esther, 66 ; Athalie, 109 — et si, par hypothèse, nous rapportions Esther proportionnellement à sa relative brièveté, nous trouverions qu’elle atteint à peu près le chiffre d’Athalie) ; et que parmi les autres pièces, c’est Britannicus qui prédomine (47). La pièce la plus riche en hapax adjectivaux est Phèdre (19), aussi bien qu’en formes adjectivales de verbes (11) — et l’on pourrait d’ailleurs constater que Phèdre est la pièce où les différentes catégories grammaticales d’hapax sont les mieux distribuées ; Mithridate est relativement riche en noms propres (12), Esther relativement pauvre (7). Compte tenu de ces chiffres, Bernet divise les pièces en trois catégories avec une précision statistique à laquelle je ne saurais atteindre, et en se fondant sur quelques critères différents, mais avec un résultat identique, à savoir : i) les pièces de La Thébaïde à Iphigénie, avec l’exception de Britannicus : « ces pièces sont donc celles dont le vocabulaire se distingue le moins du “fonds commun? racinien » ; ii) Britannicus ; iii) les trois dernières pièces, à propos desquelles il note que « les “vocables rares? qui apparaissent dans ces pièces sont pour une grande part des mots concrets ». Deux autres faits frappent au premier abord : qu’un pourcentage assez élevé d’hapax se trouve aux premiers actes — 127 exemples au total (+ 9 dans le prologue d’Esther) ; et que deux catégories étymologiques marquées par les préfixes se signalent par leur fréquence : les adjectifs en in- ou im- ; les verbes en dé- et en re- ou ré-. Nous pouvons maintenant en tirer quelques interprétations, afin de parvenir à la définition de certaines catégories.
 
L’hapax expositionnel et de spécificité
Le taux élevé de noms propres et de noms concrets nous permet déjà de constater que l’hapax prête un élément de précision, de réalité physique au vocabulaire racinien. Il semble peu surprenant alors qu’un nombre significatif d’hapax se trouve au premier acte, à l’acte de l’exposition formelle, où un contexte chronologique et spatial est nécessairement établi. Les noms (86), en particulier les noms propres (39) et les noms concrets (35), y figurent notamment, parmi lesquels les noms de lieux et de personnages historiques et mythiques sont les plus nombreux. Mais certains vocables particuliers à l’ethos de la pièce sont également des hapax nominaux de premier acte, dont commerce, surveillants et malignité (Britannicus) ; cabinet (Bérénice) ; poupe et inclémence (Iphigénie) ; auxquels nous pourrions ajouter les hapax verbaux déshériter, avilir et trafiquer (Britannicus) ou faillir, s’exhaler et transir (Phèdre), établissant dès le début une consonance avec les motifs et les particularités de ces pièces.
Étroitement lié à cette première catégorie est l’hapax de spécificité, qui explique dans une grande mesure la vaste croissance d’hapax dans les tragédies bibliques. Nous n’avons qu’à regarder quelques exemples de mots à deux emplois, pour voir comment cette dimension de spécificité est également fournie par d’autres éléments lexicaux à occurrence rare : ainsi océan et rivières (Alexandre), deuil et enlacés (Bérénice) édifice (Athalie). Dans une moindre mesure dans les autres tragédies, les hapax mots-clés (après le premier acte) confirment cette impression, ainsi démêlé (La Thébaïde), escadrons (Alexandre), gladiateur (Mithridate) et voûtes (Phèdre). Et les hapax de Mithridate, où les questions territoriales sont privilégiées, reflètent cette dimension par les noms propres géographiques. Mais c’est dans ses dernières pièces, où Racine aborde un autre domaine de sources, l’Ancien Testament, que les hapax fournissent une plus vaste étendue de références, faisant appel alors au contexte biblique : d’abord en ce qui concerne le décor (dans le sens le plus large du terme) : concert, jardin, noces, salon (Esther) et seuil (Athalie) ; mais aussi les rituels (païens aussi bien que judaïques) : annales, cilice, vin (Esther) et mitre, sel (Athalie), et les concepts proprement religieux : jeûne, libations, louanges (Esther), chérubins, ferveur, holocauste, pacte, superstitions et tabernacle (Athalie) ; enfin les verbes dédier, prédestiner et sanctifier sont tous des hapax du prologue d’Esther .

Mais c'est quoi un hapax ? La réponse par là...

La quincaillerie paresseuse remercie tout particulièrement Richard Parish pour ses recherches sue les hapax chez Racine !

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